mercredi, décembre 20, 2006

Débat sur la pénalisation des négationnismes en Belgique

L'Institut Marcel Liebman a organisé ce mardi 19/12/2006, en collaboration avec la Revue Politique et l'UPJB, un débat contradictoire sur le thème de la pénalisation des négationnismes en général et celle du génocide arménien en particulier. Il y avait d'un côté les partisans (le sénateur FDF François Roelants du Vivier et le professeur Edouard Delruelle) et de l'autre côté les opposants de la pénalisation (les professeurs Olivier Corten, Ahmet Insel et Pieter Lagrou), le tout modéré par le journaliste-documentaliste Hugues Le Paige.


Ahmet Insel (Université de Galatasaray et Paris I) a insisté sur "la nécessité de libérer définitivement nos mémoires sans se focaliser uniquement sur le caractère génocidaire des massacres" mais "il existe suffisamment de lois en Belgique, en France et même en Turquie pour pénaliser des propos haineux". Le professeur turc a également évoqué son irritation "quand la Belgique, la France ou l'Argentine interviennent dans un débat qui concerne essentiellement les Arméniens et les Turcs. C'est un peu comme si les Turcs adoptaient des résolutions sur le passé belge au Congo. De notre côté, le débat n'est pas toujours perçu comme universel." Adoptant un ton plus critique en fin de débat, Ahmet Insel a également qualifié le musée à Van et le monument d'Igdir à la mémoire d'un "génocide turc" perpétrés par les Arméniens de "folie et politiquement bête" en soulignant la "responsabilité des gouvernements turcs et de la Turquie dans la minimisation des événements de 1915. Ils portent également une lourde responsabilité dans la transformation de certains responsables de ces massacres en héros national."

Pour le sénateur belge François Roelants du Vivier (MR-FDF) "le rôle du législateur est de favoriser l'étude et la mémoire mais aussi de sanctionner quand la paix sociale d'un pays est compromise par des attitudes négationnistes. C'est d'ailleurs à cause d'un arsenal juridique insuffisant que le Parlement a voté la loi du 20/03/1995 visant à punir la négation du génocide juif. Suite à une réflexion avec le MRAX, nous avons constaté que des négationnistes de la Shoah, du génocide tutsi et du génocide arménien d'une part existent et d'autre part portent atteintes à la paix sociale. Il ne faut pas amener une confusion entre la recherche historique et le négationnisme. Le négationnisme est une atteinte à l'histoire et à la vérité, il n'est pas question de restriction de la liberté d'expression. Enfin, l'histoire n'appartient pas exclusivement aux historiens, ils ne peuvent se substituer à la place du législateur. Moi, ma conviction est faite. Il y a bien eu génocide en 1915 et cela est bien prouvé par les télégrammes turcs de l'époque." En réponse à certaines interpellations, le sénateur belge a précisé qu'il était favorable à l'adhésion de la Turquie au sein de l'UE, qu'il invitait volontiers l'Assemblée nationale turque à se pencher sur les crimes commis par la Belgique au Congo et qu'il ne pouvait être question d'attitude électoraliste dans sa démarche compte tenu du nombre d'électeurs d'origine arménienne en Belgique.

Olivier Corten (ULB) refuse de se "prononcer sur la réalité de tel ou tel génocide. Il n'y a pas de débat sur les massacres mais sur le fait que ces massacres puissent être qualifiés de génocide. Le problème du négationnisme se rapporte donc sur un litige à propos de la qualification juridique." Le professeur belge lit une double définition (sens restreint et sens large) du mot "génocide" et estime que "les deux positions sont défendables". "La définition du génocide précise qu'il faut détruire un groupe en tant que tel et c'est bien là que réside le problème car si dans un but militaire de reconquête territoriale, on doit détruire ce groupe sans le viser en tant que tel, on ne peut pas vraiment qualifier les faits de génocide. De plus, il y a également le problème de la rétroactivité car la notion de génocide n'existait pas en 1915. Dès lors, si on veut retourner en arrière pour qualifier les faits par une notion qui n'existait pas à l'époque, je me demande jusqu'où on compte retourner en arrière. Peut-on ensuite pénaliser des gens qui remettent en cause une telle qualification juridique ?"

Pour rappel, la qualification juridique de "génocide" date du 9/12/1948 et a déjà été rétroactivement appliqué au génocide juif perpétré par le régime nazi durant la Deuxième Guerre mondiale. Génocide est un terme créé en 1944 par le juriste polonais Raphaël Lemkin qui cite comme exemple de génocide le massacre des Arméniens.

Pieter Lagrou (ULB) s'oppose également à la pénalisation des génocides car il estime que "la loi n'est pas là pour dire le vrai ou le faux. De plus, les lois mémorielles sont inutiles car simplement déclamatoires et les propos racistes tombent déjà sous le coup des lois antiracistes. Puis, ce type de loi mène à l'engrenage comme en France où nous avons vu pas moins de 4 lois mémorielles. En Belgique, je trouve que décréter seulement la pénalisation de 3 génocides est arbitraire et intellectuellement indéfendable. On risque d'avoir une course au label 'génocide'. Enfin, on se focalise trop sur des concepts juridiques difficilement maniables sur le terrain historique. Prenez le cas du Rwanda où les faits datant du 1/01/1994 au 31/12/1994 sont qualifiés de génocide, ce qui implique une exclusion des crimes avant et après cette période. Dans le cas arménien, je trouve difficilement soutenable d'exiger un aveu alors qu'on est en plein processus d'adhésion à l'Union européenne. Pourquoi ne pas évoquer alors les responsabilités grecques dans les catastrophes de Chypre et de Smyrne ? Les implications internationales du Royaume-Uni ou de la Russie dans le morcellement de l'Empire ottoman et la création des Etats arabes, les implications dans la déclaration de Balfour. Le débat ne doit pas simplement se focaliser sur 'oui' ou 'non' il y a bien eu un génocide."

Edouard Delruelle (ULg) demande "la reconnaissance par l'Etat turc de la barbarie commise pour reprendre le terme utilisé par le professeur Insel. Je suis pour la pénalisation des génocides car il n'y pas d'autres solutions actuellement. On ne peut pas parler de frein à la liberté d'expression car le débat sur les chiffres, l'ampleur,... de la Shoah continue même après l'adoption de la loi. Ce qu'on veut incriminer, ce sont des actes qui constituent une forme d'injures contre la cohésion sociale. C'est clairement l'intention de nuire de l'auteur qui est mise en cause. On ne vise pas le contenu des propos énoncés mais bien la condition de production de ces discours. Si je crie 'au feu' dans une salle, ce n'est pas le mensonge (pas de feu) mais bien la panique que ce discours génère qui est une forme d'agression. C'est toute la différence entre l'énoncé et l'énonciation. La négation volontaire des actes de barbarie si inouïs et si importants touchent l'identité même des victimes. Le problème est qu'il existe effectivement des ultranationalistes turcs, des antisémites et des ultranationalistes hutus, sinon la question de la pénalisation ne se posera même pas."

Parmi les nombreuses interventions du public, la plus remarquée aura probablement été celle d'un spécialiste de l'immigration turque en Belgique : "Je m'appelle Ural Manço, je suis d'origine turque et, pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis professeur aux Facultés universitaires de Saint-Louis (FUSL). Je voudrais dire que la réalité génocidaire des massacres perpétrés en 1915 ne souffre d'aucun problème pour moi. C'est un génocide, il n'y a aucun doute. Mais je me désolidarise des intentions malveillantes et des manipulations qui entourent souvent le traitement de ce débat sur la pénalisation du négationnisme. Car plus on légifère, plus on ajoute des lois, plus le nationalisme se renforce en Turquie. Le vrai débat de fond est la "dékémalisation" de la Turquie. Le Turc moyen doit aussi pouvoir faire son travail mémoriel car ma reconnaissance personnelle du génocide ne fait pas avancer les choses. Je pense que la reconnaissance officielle agrandirait la Turquie."

(source photos : sites respectifs des orateurs)