jeudi, novembre 10, 2005

Les banlieues noires sous surveillance hélico

Par Mehmet Koksal
Envoyé spécial à Paris


« D'accord avec Sarko ! Avec ou sans papier, il faut renvoyer les délinquants dans leur pays d'origine… à commencer par les Hongrois naturalisés Français qui agitent nos banlieues », s'amuse un journaliste français qui lit tranquillement ses quotidiens en sirotant son café serré dans le 13e arrondissement à Paris. Les nouvelles du jour sont bonnes, la France des banlieues a pratiquement disparu de la Une des kiosques à journaux et une seule mauvaise nouvelle mais de taille celle-là : la manchette du International Herald Tribune qui met en rage les intellos parisiens : « La France va expulser les étrangers qui participent aux émeutes ». Après près de deux semaines d'émeutes, la température baisse dans un pays en pleine obsession présidentielle.

A Paris même, c'est l'ambiance tranquille qui stresse où chacun vit les émeutes comme tous les étrangers ébahis de voir la France qui flambe : c'est-à-dire à travers les médias et la télévision. « On vit vraiment dans l'apartheid ethnique. Rien mais vraiment rien ne change à Paris à part les hélicoptères de transit qui surveillent les banlieues », enchaînent un habitant du quartier turco-kurde Strasbourg Saint-Denis. Dégustant une soupe aux trippes bouillante et piquante, il s'énerve aussi sur les dirigeants français. « Tout se passe dans les banlieues pauvres où tout le monde sait qui fout le bordel. Ce sont des petits gamins connus des services de police. Ils brûlent, cassent et volent sans motif ni revendication particulière. »

A Saint-Denis, l'un des quartiers chauds après la célèbre Clichy-sous-bois, les casquettes défilent devant l'entrée de l'Université Paris 8. Un marchand de fruits ambulant, une affiche anti-Sarkozy placardée par la Ligue communiste révolutionnaire et une militante noire qui fait la campagne du communiste Hervé Bramy, président du Conseilgénéral de Seine-Saint-Denis. Pourquoi ? « De la politique ? Non, c'est surtout un job rémunéré », précise la jeune française. « Ne le dites à personne mais je ne pense pas que c'est à coup de lettres ouvertes qu'on va pouvoir changer la mentalité des jeunes délinquants. J'habite aussi dans la banlieue et je suis aussi révoltée par l'image qu'on donne finalement à toute l'Europe. »

Devant le guichet du métro, c'est la longue file d'attentes pour acheter les tickets. Hop, le premier vol à la tire se passe devant nos yeux. La femme hurle au voleur… personne ne bouge. Un vieil homme d'origine algérienne nous explique le laisser-aller : « Quel dommage, c'est triste ! Ce type de vol est quotidien ici mais impossible d'y faire quelque chose sans une présence importante des CRS [policiers français anti-émeutes]. L'autre jour, j'ai essayé de rattraper le voleur mais après avoir reçu un coup sur le visage et l'œil suivi d'insultes en tout genre, j'ai vite calmer les ardeurs. Ensuite, j'ai dû passer ma journée au commissariat. Vous comprendrez que les gens préfèrent la politique du non assistance à personne en danger ».

Il ne faut pas être le commissaire Maigret pour retrouver la trace des voleurs. A peine une heure et on met la main sur des pistes. «Oui, je connais bien le voleur mais aussi ses deux complices silencieux devant le métro », explique un jeune du quartier. « Mais tout le monde les connaît, y compris les flics, sans jamais rien faire », insiste-t-il. « C'est triste mais c'est comme ça… » Une heure plus tard, l'autre gamin s'empare cette fois du Gsm d'un autre passager. Une nouvelle femme, de nouveaux cris et un nouveau silence contemplatif. Et l'image se répète visiblement tous les jours. Même endroit, même tactique, même colère et même désillusion. Ce soir, Sarkozy a gagné deux voix de victimes dans sa course à la présidence.

Retour à le quartier de la Gare du Nord où la radio turque TRT me demande une intervention en direct de Paris pour ses auditeurs à Ankara :

- Nous retrouvons le journaliste Mehmet Koksal qui se trouve actuellement à Paris. Mehmet, quelle est l'atmosphère à Paris ?
- Il pleut et il y a trop de fumeurs devant la gare. Sur les voitures brûlées, je n'ai encore rien vu mis à part les hélicoptères qui survolent la capitale française en permanence.
- La presse parle de la contagion possible des émeutes en Belgique. Partagez-vous cette opinion comme vous vivez à Bruxelles ?
- En Belgique, il règne effectivement un climat de tensions parmi les services de police et les autorités publiques mais je pense que parler de contagion est excessif. Bruxelles a connu des émeutes du même genre en 1991 et 1997 et Anvers en 2002 mais la grande différence était l'existence d'une revendication sociale. Les autorités belges ont dû débloquer de l'argent pour les quartiers défavorisés afin de sortir de la crise et aussi engager desmédiateurs sociaux dans les communes. Il y a effectivement eu ces derniers jours une dizaine de voiture brûlée mais les faits sont exagérés par la presse à l'affût du moindre détail pour faire le lienavec la France.- Comment les Turcs d'Europe vivent les émeutes ?
- Comme vous et moi, à travers les médias et la télévision. Avec une différence de taille, les Turcs d'Europe suivent les événements principalement à travers les médias turcs. Personne ne s'identifie aux émeutiers, au contraire, dans les cafés et restaurants, j'entends souvent qu'on souligne la différence ethnique pour se soustraire. J'ai également suivi le débat dans la presse hollandaise, puis-je ajouter un mot à ce propos sur le contexte aux Pays-Bas ?
- Oui, bien sûr…
- Vous savez sans doute qu'aux Pays-Bas, le sujet de l'intégration ne quitte pas les titres de journaux un an après le meurtre du cinéaste Théo Van Gogh. L'analyse d'un commentateurs hollandais sur les banlieues insistait surtout sur l'aspect religieux : les casseurs des banlieues sont d'origine musulmane, n'est-ce donc pas l'islam qui poserait un problème d'intégration à la société occidentale ? Mais tous les sociologues préfèrent plutôt parler d'un problème socio-économique ou architectural au sujet des problèmes français. Chacun cherche ses raisons de la colère… Je n'ai pas encore eu le temps de bien suivre les banlieues car je viens à peine d'arriver aujourd'hui mais je vous tiens au courant des développements.
- Merci Mehmet et sans doute à la prochaine…

A peine raccroché, mon voisin me demande le contenu de mes propos. Il a bien vu que je parlais "radiophoniquement" en shtugluglu (turc) indéchiffrable pour lui.

Après mon bref résumé, il commente mes propos. "Les Français aimeraient tellement que les autres pays vivent la même chose grâce à la France. Cela amortira le choc de l'incompétence de nos éminences politiques. On pourra réécrire le modèle français... La France politique est malade et personne n'a encore trouvé de remède".

Fin du direct et du café serré, c'est le retour au centre parisien pour une pause thé à la turque. Rendez-vous au bistro populaire turque « Ciçek çay evi » (maison de thé `Fleur') où une seule personne boit du thé… une seule, moi compris. Le reste de l'établissement carbure au whisky coca et à la bière. « Nous sommes victimes de la grippe à bière », plaisante le barman en me saluantchaleureusement.Deux thés et un café plus tard, je retourne en métro pour passer ma première nuit à Saint-Denis avec le désagréable sentiment d'être suivi… par un hélicoptère !


L'article de l'International Herald Tribune
http://www.iht.com/articles/2005/11/09/news/france.php