vendredi, novembre 11, 2005

La banlieue, c'est pas rose, la banlieue, c'est morose

Par Mehmet Koksal
Envoyé spécial à Paris

« Ziva frère, t'as pas une garettesi ? », me demande un jeune pakistanais près de la rue Kateb Yassine en banlieue parisienne. 16 ans à peine, veste « Redshits », chaussures Adidas, pantalon large avec culotte noire qui dépasse comme les rappeurs américains, le jeune gamin parlant français avec un fort accent maghrébin rejoint ses amis habillés dans le même style avec ou sans capuche. C'est vrai qu'on est loin ici de l'image du pauvre petit banlieusard en quête d'ascension sociale. Premier test pour décoder l'étranger au groupe, le salut de la première séance : mettre la main sur le cœur si le jeune est d'origine maghrébine, ne pas le faire s'il est d'origine turque. Dans tous les cas, garder le regard méchant et l'air déprimé en gardant le silence le plus longtemps possible. Dans la cité, plus on est haut, moins on tchatche...

Le quartier est inondé par la présence policière avec des fourgonnettes quasi à chaque coin de rue. Il est déjà 23h12 et j'ai compté trois groupes de jeunes à trois coins de rue. « Le couvre-
feu ? Quel couvre-feu ? C'est pour les médias et les politiciens ça, ici on n'a rien eu comme info. La tête de 'madre', s'ils nous touchent encore, on va déchirer leur race… »

Il fait relativement froid cette nuit et les jeunes passent leur temps à se raconter des histoires drôles sur les journalistes de banlieues. « Il y en a un qui me demandait pourquoi des voitures
brûlées durant la nuit ? Je lui ai dit qu'on dormait jusqu'à midi. Ca y est ou quoi ? Tu veux qu'on bosse en matinée ? (rires). Je sais que ça les fait chier mais notre horaire ne correspond pas aux
médias, on devrait s'intégrer woulalahadime [je le jure]… »

Ahmed arrive sur les lieux d'un air stressé. « Vous n'avez pas vu l'autre ? J'ai un service à lui demander », dit-il en faisant référence visiblement à l'un de ses amis traditionnels. Le service ?
Brûler la voiture d'un voisin qui l'ennuie. Profitant de l'occasion, il préfère trouver une nouvelle solution pour régler ses conflits de voisinage. Pas de réaction, il repart bredouille vers une autre cité du quartier.

Je quitte la banlieue et son atmosphère déprimante pour rejoindre le quartier chic de Montparnasse où je dois prendre la parole à la Fnac avec d'autres correspondants étrangers à Paris. Le quartier change et les prix aussi. Le coca-light à 4,10 euros, ça m'a tout l'air
d'un racket mais j'abandonne l'idée d'appeler les secours policiers.

Vite, je me rends à la rencontre de la Fnac. Le public est tout à fait différent : une salle de 100 personnes, beaucoup de personnes âgées et lettrés. Avant le débat, le correspondant du Guardian indique qu'il ne dort presque plus avec les dernières histoires françaises et qu'il écrit énormément pour son quotidien de centre gauche. « Comment sont les jeunes de banlieues ? », lui demande un journaliste français. « Ah mais ils sont mignons. Tu arrives là et tu te rends compte que ce sont que des gamins de 13 ou 14 ans finalement. Alors, en groupe, tu les voix… `moi, m'sieur ! moi, m'sieur ! Je peux témoigner ?', me disent-ils en levant le doigt comme à l'école ». On éclate tous de rires…

Le correspondant italien de Panorama participe aussi au débat où il développe toute une théorie `anti mai 68' sur les récentes émeutes. Je m'étonne et j'interviens à contre-courant pour refuser cette tendance bien parisienne à vouloir tout intellectualiser. « Je ne suis que partiellement d'accord avec mon collègue Alberto car il serait faux à mon avis de vouloir tout théoriser par rapport aux dernières émeutes. Les jeunes de banlieues ne peuvent être comparés à mai 68 ou aux autres manifestations sociales ou politiques dans le passé ou dans différents pays. Ce n'est pas la génération anti-consommation des enfants de Marcuse ou de Lénine. Ce sont tout
simplement au mieux des gamins de la génération PlayStation ou Pokémon et ils développent une forme de violence gratuite. Inutile de vouloir chercher une cause politique ou sociale, ils ne savent pas ce que cela veut dire… »

Les correspondants comparent ensuite les différents modèles d'intégration : le correspondant du NRC Handelsblad explique ce débat n'est pas encore terminé aux Pays-Bas et qu'après la mort de Théo Van Gogh, c'est surtout l'angle religieux qui est souligné dans les analyses. Le correspondant du Guardian explique que « la France gouverne trop avec des grands principes et qu'elle ferait bien de regarder la politique pragmatique en fonction du terrain. Les
principes, c'est très bien mais c'est purement théorique. A Londres, on me demande souvent des chiffres, des statistiques ou des tableaux sur le chômage des immigrées par exemple et je suis obligé de dire que c'est impossible à trouver car la République interdit les statistiques en fonction de l'origine ou de la confession. Les Anglais sont à chaque fois surpris et me disent : `mais comment les Français comptent-ils résoudre un problème s'ils n'ont même pas de
moyens pour chiffrer les problèmes ? »… Je parle un moment sur le modèle belge en insistant lourdement sur le droit de vote des étrangers non européens, le système de représentation à la
proportionnelle et le nombre élevé des élus d'origine étrangère. "De émeutes dans les banlieues, est-ce possible aussi en Belgique ?", me demande l'animateur. "Les banlieues en Belgique sont occupées par les bourgeois francophones ou flamands alors je vous laisse imaginer les revendications possibles : le droit d'avoir une piscine dans son jardin ou une troisième 4x4...", la salle éclate de rire.

Le débat tourne ensuite sur les musulmans et la violence. Le public prend la parole où un enfant d'exilé communiste espagnol, farouchement laïc, estime que le problème vient en réalité de
l'islam. Voyant que mes collègues britannique et italien allaient dans le même sens, je me suis senti obligé d'intervenir. « Ce n'est pas l'islam qui a un problème avec la France mais la France qui a un problème avec l'islam. La République refuse de traiter équitablement les différents cultes et provoque même fréquemment les musulmans en adoptant des mesures d'exception. Que vous le vouliez ou non, l'islam est la deuxième religion de France. Il est facile de critiquer l'islam en montrant du doigt des extrémistes minoritaires mais je pense que toutes les religions ont des fanatiques et ce n'est pas du tout à mes yeux une spécificité musulmane. »

Un deuxième intervenant va dans l'autre sens en critiquant l'islamophobie des journalistes et met en doute le lien entre la violence et l'islam. Mon collègue néerlandais intervient pour calmer
le participant alors que le journaliste italien souligne toujours que l'islam pose effectivement le plus grand défi pour les pays européens. L'animateur revient sur moi et je reviens alors sur les
médias : « Il est facile aussi de critiquer les journalistes en les taxant d'islamophobie mais regardez d'abord qui fait ce lien entre l'islam et la violence dans les banlieues ? C'est le Premier
ministre français qui, après les émeutes, demande aux imams des mosquées d'appeler au calme et alimente de fait l'islamophobie en France. C'est Dominique De Villepin qui appelle Dalil Boubakeur, représentant des musulmans français, pour lui demander des comptes
sur les émeutes. Les journalistes ne cherchent qu'à comprendre et relater les faits. » Mais les correspondants sont unanimes : il n'existe aucun lien entre l'islam et la violence des banlieues.

Une dame âgée vient me parler après le débat. Ma phrase : « Que vous le vouliez ou non… » lui a paru trop provocatrice et elle s'en plaint. Elle a peut-être raison mais j'essaie tout de même de me défendre : « Il ne s'agit que d'une petite provocation qui ne fait que répondre aux multiples provocations (interdiction du foulard, stigmatisation, discrimination à l'embauche, discrimination
politique, pas de droit de vote, pas de représentation,…). Et puis, madame, n'exagérez pas les propos d'un petit journaliste à la Fnac Montparnasse face aux discours à l'Assemblée nationale ou dans les médias des dirigeants de votre pays.» Son collègue masculin est plus courtois et me demande ce qu'il doit penser des jeunes de son quartier. « Comment voulez-vous que je le sache, je n'habite pas votre quartier. Demandez-leur ou ignorez-les… On n'est pas obligé de socialiser avec le monde entier ».

Difficile débat à Paris où l'idée de la République laïque et pseudo-égalitaire reste encore tenace dans les esprits. Le truc que j'aime chez les Français, ils aiment quand même écouter les autres… parler sur la France. Comme le notait le correspondant anglais, les jeunes des banlieues ne vivent pas en France mais "à côté de la France". Pourvu que la République ne les laisse pas de côté...