De la non-représentation à la surreprésentation des allochtones ?
Pierre-Yves Lambert est chercheur indépendant et spécialiste de la participation politique des minorités en Belgique. Auteur d'un livre sur la question (La participation politique des allochtones en Belgique, Sybidi, 1999), il a publié des articles dans diverses revues belges et françaises depuis 1996. "PYL" est aussi (notamment) gestionnaire des sites Suffrage Universel et Tractothèque.
Depuis combien de temps écrivez-vous sur les allochtones en politique ?
Avec publication, depuis 1996, cela fait donc exactement 10 ans. J'ai commencé à écrire dans Nouvelle Tribune et dans l'Année Sociale (revue de l'Institut de Sociologie à l'ULB) pour après commencer à publier sur internet.
Pourquoi êtes-vous si méchant par rapport aux candidats et élus d'origine étrangère ? Que leur reprochez-vous au juste ?
Ce ne sont pas des attaques en général par rapport à un groupe mais des remarques précises sur des personnes qui ont dérapé sur le terrain politique ou qui n'ont peut-être pas leur place en politique. Les attaques ne sont certainement pas d'une manière générale contre les élus allochtones, mais bien contre certains élus, allochtones ou pas, comme quand j'ai dénoncé la présence de gens comme Joëlle Milquet et Pascal Smet à une rupture de jeûne chez les Loups Gris en 2003.
Ne voyez-vous pas un paradoxe à militer depuis la première heure pour le droit de vote des étrangers en Belgique ou de favoriser l'intégration politique des personnes d'origine étrangère pour ensuite ressortir tout l'historique à la moindre candidature allochtone ?
J'ai été actif depuis 1985/86 pour l'accès au droit de vote des étrangers mais d'autres personnes avaient déjà fait un travail dans ce domaine depuis les années 70, donc je ne suis pas du tout un pionnier sur le sujet. Déjà à l'époque, on était face à un problème de légitimité. On était tous d'accord qu'il fallait favoriser l'intégration politique des étrangers mais on s'est vite rendu compte que la plupart des personnes défendant cette idée de l'accès au droit de vote étaient quasi tous des Belges et des Européens de première génération, y compris des Polonais. Je me rappelle, quand on était dans les coordinations 'Droit de vote pour tous' en 1987, il y avait "Tadek" (Tadeusz) Oruba, père de Véronique Oruba (secrétaire nationale du MOC), qui s'occupait de la section polonaise au sein de la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens). Il avait aussi une seule Turque, Hayriye Balci, qui après un parcours très marqué à gauche et fort médiatisé est finalement retournée vivre en Turquie. Finalement, des gens comme elle, il y en avait très peu et aujourd'hui il n'y en a plus du tout. Il n'y a aucun équivalent d'Hayriye Balci actuellemment. C'est vraiment dommage. Je ne me rappelle d'aucune personne d'origine marocaine dans ce combat, avant 1995-96 en tout cas et la mise sur pied, côté flamand puis côté francophone, du Comité National pour le Suffrage Universel. Si je vous parle de tout ce qui s'est passé il y a 20 ans, quand il y a eu les grands combats pour le droit de vote ou la lutte contre les discriminations à l'égard des étudiants marocains qui n'avaient pas de droit au chômage après le stage d'attente, c'est pour vous montrer que ces droits ont surtout été obtenus grâce aux syndicats et au militantisme syndical de Belges ou des Européens. Donc, ni les Marocains ni les Turcs n'ont été actifs dans ces combats qui les concernaient pourtant directement. D'où ma remarque quand on a vu arriver ces nouveaux candidats sur le marché politique : ce sont des gens qui n'ont jamais milité nulle part avant, en tout cas la plupart.
D'où vient alors ce soudain intérêt pour la politique chez des personnes qui n'auraient jamais milité ?
En 1994, il y a eu quelques élus d'origine étrangère et ensuite il y a eu un effet d'entraînement. La logique était de dire : pourquoi eux et pas moi ? C'est vrai que parmi les premiers élus, le niveau était assez mélangé. Il y avait aussi bien des universitaires comme Faouzia Hariche ou Mahfoudh Romdhani mais aussi des personnes moins qualifiées comme un moniteur de tennis (Hassan Mokhtari à Forest) ou un employé communal quasi-analphabète (Abdesselam Smahi à Saint-Josse). Je remarque tout simplement que la plupart des élus communaux de 2000 étaient totalement inconnus sur le terrain politique avant leur élection.
D'autres exemples ?
Pendant la campagne communale de 2000, par exemple, si on prend les candidats turcs, il y a eu un débat entre une dizaine de candidats d'origine turque aux communales à Saint-Josse et Schaerbeek organisé par EATA (European Association of Turkish Academics) au local de la Diyanet. Quand le public a posé la question pour savoir depuis combien de temps, ils militaient dans leur parti, les plus anciens étaient Emir Kir et Halis Kökten... c'est-à-dire membres de leur parti depuis au moins un an ou deux ans avant les élections. Tous les autres étaient membres depuis moins d'un an. Nurinissa Balci, tête de liste Ecolo, n'était même pas encore membre d'Ecolo et ensuite venait Yetim Yildirim, candidate sur la liste Duriau à Schaerbeek, approchée seulement au mois de juillet ou août pour figurer sur la liste.
Et vous ne trouvez pas cela logique ?
Ce n'est pas logique dans la mesure où quelqu'un qui ne s'est jamais intéressé à la politique, en allant par exemple militer dans ou autour d'un parti ou un syndicat, n'est à mon avis pas prêt pour assumer des décisions politiques ou siéger effectivement. La personne peut être de bonne volonté et gentille mais va devoir partir de zéro pour tout apprendre sur le tas. Moi, je ne trouve pas qu'à chaque élection, il faille avoir des gens qui partent de zéro. Je suis d'ailleurs très surpris de voir que de nombreux élus communaux 2006 n'ont encore jamais mis les pieds à une réunion de Conseil communal. Donc, ils ne savent même pas à quoi ça ressemble, de quoi on discute généralement, etc. Et puis, quand ils commencent à siéger, on a des réflexions du genre : 'Je suis déçu, ce n'est finalement pas des discussions très intéressantes'.
Vous pensez que certains élus confondent le Conseil communal avec le Conseil de sécurité des Nations Unies ?
Oui, c'est vrai qu'il y avait même un conseiller communal à Saint-Gilles dont les seules interventions traitaient de la Palestine, de l'Irak et d'autres conflits internationaux.
Considérez-vous qu'il y a actuellement trop d'élus allochtones ?
Non ! Mais si on raisonne en terme d'origine, on constate une surreprésentation des élus allochtones, c'est évident. A Schaerbeek par exemple, la majorité des élus au conseil communal depuis le dimanche 8 octobre 2006 est d'origine non européenne, essentiellement marocaine et turque, or la majorité de la population schaerbeekoise n'est pas d'origine marocaine ou turque. Mais ce raisonnement est aussi valable concernant la surreprésentation des Flamands. Sur 27 conseillers communaux à Saint-Josse, on compte 3 élus flamands (1 Groen et 2 SP.A) or les Flamands à Saint-Josse ne représentent pas un tel pourcentage dans la population.
C'est le système du vote préférentiel qui est en cause ?
Non. Si on a des conseillers élus qui fournissent un boulot correct, cela ne me pose aucun problème: il y a eu pendant trop longtemps une non-représentation, puis une sous-représentation des allochtones dans les assemblées élues, c'était le résultat d'un manque de démocratie et de participation de tous les habitants. Maintenant, tout le monde a le droit de vote et quasiment tout le monde le droit d'être candidat, les habitants sont tous citoyens, ce qui était loin d'être le cas il y a vingt ans ! Pour moi, ça n'a aucune importance qu'il y ait "représentation-miroir" ou non, dès lors que l'accès à la citoyenneté et le système électoral donnent leurs chances à tous, après ça c'est le jeu normal de la démocratie, ce qui n'était assurément pas le cas par le passé. Ce qui me dérange par contre, c'est de voir certains élus travailler quasi exclusivement pour leur propre "communauté", dans une optique clientéliste et parfois carrément nationaliste, ou d'autres ne rien faire du tout, ce qui est le cas de la plupart d'entre eux, Belgo-belges ou allochtones d'ailleurs, sauf pendant quelques semaines avant les élections ! Il ne faut pas avoir trop d'illusions, un élu de la majorité n'a pas le droit de poser les questions qu'il veut, ce qui lui est demandé c'est de voter pour les projets du collège et de s'abstenir de toute critique, même mineure. Mais il est élu, il a son libre-arbitre, il doit donc avoir le courage d'intervenir quand il a la conviction que ça s'impose. Et pas venir dire après "je n'ai pas voté ce truc parce que j'étais justement allé faire pipi à ce moment-là, mais vous savez tous que j'étais contre, bien sûr, vous me connaissez, hein". Ca, c'est typiquement la "technique Bouarfa", c'est de la lâcheté politique caractérisée.
Justement, votre critique sur les élus allochtones vaut donc aussi pour les Belgo-belges, non ?
Oui à la différence que la plupart des élus belgo-belges militaient dans un parti politique avant d'être élus. Il y a d'ailleurs un gros débat à mener sur les motivations pour faire de la politique. Certains vont vous dire que les candidats s'engagent surtout, voire uniquement, par intérêt. Je pense que ce n'est pas nécessairement le cas. Si c'était uniquement par intérêt, la plupart des conseillers communaux démissionneraient au bout de 2 mois. Il faut donc mesurer la critique à ce sujet. Je crois que certains font de la politique par idéologie, par conviction, par sympathie envers un bourgmestre ou un échevin. Le but devient alors de soutenir systématiquement la politique du collège au Conseil communal. Il y a aussi, surtout chez les Belgo-belges, des personnes qui sont membres d'un parti depuis 3 générations. Je me souviens quand j'étais responsable de la communication à la Fédération Bruxelloise Jeunesses Socialistes, j'ai décidé de contacter les membres du parti en âge d'adhérer au MJS. Je me suis alors rendu compte que de nombreux jeunes ne savaient même pas qu'ils étaient membres du parti parce que papa les avait affiliés dès l'âge de 16 ans à la section en leur offrant la cotisation sans les informer.
Que faudrait-il changer dans le code électoral pour améliorer l'intérêt des citoyens à la politique ?
Plusieurs choses. D'abord, je pense qu'il est anormal qu'il suffise d'être domicilié dans la commune à la date de clôture des listes électorales pour pouvoir être candidat. Par le passé, il y avait une exigence de 6 mois de résidence. Comme le mandat communal est de 6 ans, il faudrait à mon avis exiger par exemple au minimum 2, voire 6 ans de résidence effective afin d'éviter les parachutages de dernière minute comme Laurette Onkelinx à Schaerbeek. Cela éviterait quand même beaucoup de problèmes. Par ailleurs, je suis totalement opposé au recours aux candidats d'ouverture, c'est une imbécilité. Je trouve normal qu'il faille devenir membre d'un parti politique pour pouvoir être candidat à une élection, ou alors il faut créer sa propre liste "hors partis", comme ça se fait beaucoup dans le Brabant wallon, où il y a parfois des membres d'un même parti (au PS et au MR surtout) sur plusieurs listes avec l'accord du parti au niveau fédéral, je pense à Tubize ou à Genappe. Je suis aussi opposé aux "listes du bourgmestre". Soit on présente aux citoyens des listes basées sur les politiques, soit on présente des listes locales comme au Québec, qui n'ont aucun lien avec les partis nationaux. Et de toute façon, il faudra inclure une interdiction totale de cumul des mandats. Concernant le vote, il faudrait s'inspirer de ce qui existe au Danemark et aux Pays-Bas : n'avoir qu'un seul choix, un seul vote et une suppression de la case de tête. On ne choisirait que son candidat et ne plus pouvoir jouer le stemblok. Au niveau communal, je suis pour un système à deux tours pour l'élection du bourgmestre à l'instar du système italien qui permet d'avoir des coalitions et dès le départ l'électeur sait quel candidat bourgmestre est soutenu par quel parti. C'est vrai que cela provoque une polarisation mais on est de toute façon dans un système où il existe une majorité et une opposition et la polarisation est donc normale. Je constate d'ailleurs qu'à ces élections, il y a eu des expériences réussies de liste uniques ou quasi-uniques de l'opposition, à Fontaine-l'Evêque ou à Pépinster par exemple. Ca n'a pas toujours marché, comme le cas de Cap Woluwe à Woluwe-Saint-Lambert, mais au moins les électeurs savaient à quoi s'en tenir. Et c'est aussi vrai dans l'autre sens, la liste VLD-CDO-Groen! à Malines était logique, ils ont gouverné ensemble pendant six ans, ils voulaient continuer ensemble, alors pourquoi présenter deux ou trois listes concurrentes ?
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