dimanche, juin 24, 2007

In memoriam Mohamed El Baroudi (2)

La mémoire de l'immigration marocaine en Belgique vient de perdre l'une de ses meilleures bibliothèques vivantes en la personne de Mohamed El Baroudi. L'intellectuel de la gauche radicale marocaine, originaire de la commune rurale El Majjatia Ouled Taleb dans la localité de Médiouna (Maroc), s'est éteint ce jeudi (21/06/07) à Saint-Josse (Belgique) après une vie bien active en faveur de la solidarité internationale des travailleurs et pour la promotion des droits humains au Maroc.

Baroudi quitte une première fois son pays natal dans les années 50 pour un séjour de deux ans et demi en Syrie. Il reviendra juste après au Maroc pour y travailler pendant trois ans comme enseignant. C'est durant ce travail à l'instruction publique que « Si Mohamed » s'engage politiquement au sein du parti d'opposition radicale UNFP (Union nationale des forces populaires, scission d'extrême gauche de l'Istiqlal et ancêtre de l'actuel parti socialiste USFP). Cadre moyen au sein de cette organisation politique, Mohamed Baroudi milite alors aux côtés de Mehdi Ben Barka, la figure historique de la gauche marocaine assassinée en 1965 par les services marocains avec la complicité de l'Etat français.

A l'instar de son mentor, Baroudi critiquera toute sa vie les dérives autoritaires et les atteintes aux droits humains au Maroc. Dans un entretien qu'il m'a accordé en 2003, il critique d'ailleurs toujours le Palais royal marocain et son entourage : « Ce sont les collaborateurs du régime colonial qui ont confisqué le pouvoir au peuple. L'UNFP, qui regroupait à l'époque l'essentiel des couches populaires marocaines, était justement une réaction contre cette prise de pouvoir mais la répression du régime contre les opposants sera également tout aussi radicale. Le pouvoir avait décidé de liquider tant politiquement que physiquement la totalité des opposants. Dans l'histoire récente du Maroc, la date du 16 juillet 1963 est très connue car c'est à ce moment qu'une réunion des militants avait été programmée à Casablanca. Le fameux général Oufkir a profité de l'occasion pour ramasser la presque totalité des opposants politiques. L'année 1963 marque également le début de cet Etat d'exception qui allait finalement durer jusqu'à nos jours. Aujourd'hui, nous vivons la continuité de la même politique car même si en apparence il s'agit d'une autre forme de continuité, le fond reste toujours le même. C'est le pouvoir pour le pouvoir. Le roi garde toujours tous les pouvoirs entre ses mains sans aucun système de partage. Le Maroc vit une sorte de monarchie absolue de droit divin adoucie par une délégation très large du pouvoir mais la délégation n'est que momentanée. C'est le roi qui apprécie et dose en fonction du rapport de forces conjoncturels, c'est lui qui nomme aussi le gouvernement. Ce n'est pas le système monarchique ou républicain qui me préoccupe mais le manque de participation du peuple dans la direction des affaires du pays», précise Mohamed El Baroudi.



Une république marocaine sans partage de pouvoir semble tout autant déranger notre homme : « Ce débat monarchie-république n'est pas le plus important car nous savons tous qu'il y a des monarchies avec la démocratie et des républiques sans démocratie. Pour vous donner quelques exemples, je peux vous citer le cas des pays scandinaves ou de la Belgique où règne la démocratie alors que la majeure partie des républiques dans les pays nouvellement indépendants n'appliquent pas la démocratie. On pourrait aussi parler de cette nouveauté remarquable des républiques héréditaires comme la Syrie ou le Congo (ex-Zaïre), ce qui folklorise vraiment le débat. Mais le fond de l'affaire n'est pas le système mais le fond du pouvoir. A qui appartient fondamentalement le pouvoir ? Quel est la place du chef de l'Etat par rapport aux autres pouvoirs ? Ce n'est pas parce que quelqu'un est le chef de l'Etat qu'il doit nécessairement avoir tous les pouvoirs entre ses mains. »

« Une amnistie a été promulguée par Hassan II au mois de juillet 1994. C'est une initiative qui concernait essentiellement les prisonniers et les détenus politiques. Le but de Hassan II était de trouver un compromis car il s'était rendu compte que sa volonté de liquider radicalement l'opposition n'avait pas abouti. Il a tué en masse, il a condamné en masse, il a fait prononcer des siècles et des siècles de peine de prison à ses opposants mais cela n'a pas marché car l'oppostion radicale n'a pas cessée de se radicaliser, d'exister et de vivre encore plus. Même la fameuse prison de Tazmamart, que Hassan II a toujours farouchement nié, n'a pas pu être oubliée et c'est notamment grâce au livre de Gilles Perrault (« Notre ami le roi ») que le sujet a finalement eu un retentissement mondial. Hassan II a donc dû faire un pas en arrière en libérant les détenus politiques et en permettant aux exilés de revenir au pays. »

Pourquoi Mohamed Baroudi n'a-t-il pas saisi l'occasion pour se réconcilier avec son pays d'origine ? « Tous les opposants pouvaient bénéficier de l'amnistie de Hassan II à l'exception de ceux qui avaient défendu le droit du peuple sahraoui à l'autodétermination. Ceux-là devaient, avant de pouvoir bénéficier de son amnistie, faire leur repentir. Ils devaient demander pardon à Dieu, au Peuple, à la Nation... bref à Hassan II. Moi, j'étais de ceux qui avaient défendu ce droit à l'autodétermination et je le défends toujours parce que c'est la seule voie de mettre fin à cette guerre qui coûte cher à notre peuple, aux Sahraouis et qui risque d'embraser toute la région. D'ailleurs, la trentaine d'années de l'existence de ce problème nous le montre tous les jours. L'affaire est maintenant entre les mains de l'ONU et je serai très content le jour où on permettra aux Sahraouis de s'exprimer librement sur le sujet. C'est à eux de faire un choix, c'est un élément fondamental de la démocratie. C'est à eux de choisir, de rester, de quitter, de créer des liens ou pas, etc. On ne peut pas être démocrate uniquement en faveur du Maroc. Ou bien, on est démocrate universellement ou bien on ne l'est pas. Mon crédo démocratique est le suivant : que ce soit sur le plan individuel ou de manière collective, il faut donner d'abord aux gens le moyen de s'exprimer. Celui qui est adulte et conscient pourra s'exprimer de manière responsable et comme les Sahraouis sont adultes, je pense qu'ils n'ont pas besoin qu'on prenne des décisions à leur place ou pour leur bien-être. Celui qui veut s'exprimer n'a pas besoin de conseils pour orienter son choix, il a besoin de soutien pour défendre son droit à l'expression. Je ne peux pas dire : « je vous soutiens à condition que... » car ce n'est plus un soutien mais une stratégie calculée pour défendre ses propres intérêts. Il faut se limiter au droit universel à la liberté d'expression en précisant que celui qui prend le risque de s'exprimer doit également assumer les responsabilités qui en découlent. »


En 1963, Baroudi quitte ce Maroc de l'oppression pour faire de la propagande en France à la demande de son parti. « J'avais la responsabilité de l'organisation ouvrière en région parisienne pour le compte de mon parti. Les ouvriers marocains étaient installés en France avant même la Première Guerre mondiale et ils se concentraient surtout dans les banlieues. Après un an et demi de boulot, on se sentait surveillé par des agents marocains. Mes amis m'ont fait comprendre que ma vie était menacée et le fait que certains policiers français, pas toute la police française, travaillaient directement avec le Palais royal marocain n'était pas quelque chose de rassurant. L'affaire Ben Barka prouvera d'ailleurs que nos soupçons étaient bien fondés », explique-t-il.

Après son passage parisien, Baroudi retoune dans le Maghreb pour s'installer en Algérie. Il y séjournera deux ans mais cette fois, pas question de travailler pour le parti, il vit dans des conditions difficiles aux côtés d'autres réfugiés. Son corps est en Algérie mais son coeur bat toujours au rythme de l'actualité marocaine. « Durant mon séjour, j'ai vécu à distance mais de manière très intense les événements du 22 et 23 mars 1965. Des révoltes avaient été déclenchées par les élèves de Casablanca contre un projet ministériel barrant la route au diplôme et ces révoltes aboutiront brièvement à la prise de pouvoir effective par les habitants de Casablanca. C'était en quelque sorte un remake de la Commune de Paris avec l'application de la démocratie quasi-directe, la libération des prisonniers politiques, la distribution des vivres au peuple, l'assurance de la sécurité des quartiers,... Le pouvoir marocain, aidé par les Américains, a rapidement maté cette révolte dans le sang. Mais cet événement représentait la première grande coupure du peuple marocain avec le régime en place. Suite à ces événements, certains de nos dirigeants avaient entamé un dialogue avec le pouvoir dans le but de créer un gouvernement de transition. Moi, j'ai refusé le principe même d'une telle approche. Le sang n'avait même pas encore sêché dans les rues de Casablanca qu'on nous demandait de négocier avec les responsables de ce bain de sang. Bien qu'isolé, j'ai à ce moment prôné la rupture fondamentale avec le régime en place. D'accord, il faut parfois faire des compromis en politique mais le compromis ne doit pas devenir une compromission car le rapport de forces était totalement défavorable au peuple. Voyant le rapprochement, j'ai à ce moment pris mes distances avec mon parti. Ce n'était pas une décision facile à prendre. En Algérie ou au Maroc, les militants politiques n'avaient pas de liberté de mouvement car ils étaient totalement dépendants financièrement de leur formation politique. Ce n'est pas comme en Belgique où les militants sont généralement économiquement indépendants des structures politiques. Suite à ma décision de retrait, j'ai donc dû subir le retrait des vivres. J'ai décidé à ce moment de quitter non seulement l'Algérie mais également tous ces pays où je pouvais pas assurer mon indépendance d'esprit. Je ne vous cache pas qu'à cette époque, mon idée était d'abandonner complètement tout engagement politique.»

C'est dans ce contexte de 1965 avec un goût amer pour le combat politique que Mohamed El Baroudi débarque en Belgique. « Dès que je suis arrivé en Belgique, mon obsession était de trouver du travail pour gagner mon indépendance financière. C'était très dur car je ne me limitais pas à manger et dormir. Je devais également me nourrir intellectuellement et j'étais un grand consommateur de journaux, de livres à caractère politique... la culture ça coûte plus cher que la nourriture. J'étais seul mais j'avais des amis marocains sur place qui m'ont aidé dès le début. L'ancien bourgmestre de Saint-Josse, Guy Cudell, m'avait également donné un coup de main, je le connaissais car il a fait partie du comité de soutiens au FLN algérien. Il a fallu reprendre en bas de l'échelle. J'ai commencé à faire des petits boulots de nettoyage dans les bureaux jusqu'au jour où j'ai pu décrocher une place comme enseignant de la langue et de culture arabe dans quelques lycées et quelques écoles primaires à la Ville de Bruxelles. Ce qui me manquait à ce moment, c'était la connaissance de mon pays. La connaissance fournie par le parti n'était même pas rudimentaire et c'était de toute façon un apprentissage totalement biaisé par des considérations idéologiques. Nous voulions faire le socialisme, et tout, et tout... mais on ne connaissait pas le pays ni humainement, ni géographiquement, ni politiquement, ni sociologiquement, ni économiquement... »

« Dès mon arrivée en Belgique, j'ai demandé à un ami de m'indiquer une bonne bibliothèque et j'ai ainsi pu découvrir l'Albertine près de la Gare centrale. Comme cette bibliothèque était également très riche sur la littérature marocaine, je suis donc devenu un abonné quotidien des lieux. C'est à ce moment que j'ai fait la découverte un peu plus objective de mon pays. Dès que mon bagage intellectuel était devenu un tout petit peu satisfaisant, j'ai commencé à le partager avec mes amis. C'est ainsi que j'ai renoué avec la politique mais autrement. On a d'abord cherché à créer une solidarité entre les travailleurs pour organiser un accueil pour les nouveaux travailleurs immigrés. On a pu compter sur la solidarité des travailleurs espagnols, portugais, grecs et turcs. A l'époque, une partie de l'Europe souffrait toujours des régimes dictatoriaux (au Portugal ou en Espagne) donc nous nous sommes retrouvés dans la même mouvance en tant que travailleurs, opposants et défenseurs des droits de l'Homme. »

« Sur le terrain, il y avait surtout un manque de politique d'accueil et de formations. D'un côté, vous aviez des Belges qui pensaient que tous les Marocains étaient gentils et polis ; de l'autre côté, vous aviez des Belges qui pensaient exactement l'inverse en voyant dans tout travailleur immigré en général, et marocain en particulier, le signe d'une menace à court ou à long terme. Les deux approches étaient évidemment mauvaises et caricaturales. Le problème, c'est que personne ne pensait à développer des cours de formation et d'alphabétisation pour expliquer les règles de jeu de la société d'accueil. Contrairement aux partis, nous avons justement fait du bon boulot dans le milieu syndical avec la FGTB et la CSC où, grâce au principe du travailleur-électeur-candidat (sans distinction de nationalité), nous avions pu faire élire certains délégués. Une fois élu, ces délégués n'ont pas été laissés dans la nature en se transformant en presse-boutons amorphes. Les structures syndicales, tant la CSC que la FGTB, ont organisé des séminaires pour former ses délégués. L'accueil réservé par les leaders syndicaux pendant les années 60 ou 70 était également mieux que dans les partis politiques. En cas de problème, on avait directement accès au chef sans passer un réseau de collaborateurs chargés de filtrer les appels. Donc, les immigrés optaient à l'époque pour l'intégration via la filière syndicale car les partis politiques ne voulaient pas s'ouvrir à la diversité. Les partis nous ont même un moment parasité notre Comité de liaison des organisations des travailleurs immigrés (CLOTI) et notre brève expérience des Conseils communaux consultatifs pour les personnes d'origine étrangère. Leur raisonnement, assez discutable, était de dire que les enfants nés ici n'allaient pas réfléchir comme leurs parents et qu'ils fallaient absolument les éloigner de l'autorité parentale, etc. L'erreur des partis politiques a été d'écarter systématiquement les interlocuteurs légitimes, je ne dis pas compétents, en s'appuyant sur un raisonnement très faible intellectuellement. Ce sabotage a eu pour conséquence que les partis n'avaient plus d'interlocuteurs quand des questions comme le port du voile ou de l'islam ont surgi sur la scène médiatique. Aujourd'hui [2003], ce n'est plus le cas parce que les voix immigrés comptent dans le calcul électoral. Il n'y a presque plus aucun parti qui puisse véritablement bien tourner sans développper une bonne stratégie pour capter les voix des immigrés. Il faudrait que cette nouvelle génération d'hommes ou de femmes politiques comprennent qu'ils n'appartiennent pas à un pays mais bien à une génération. Ce qu'il y a en plus chez nous, c'est la notion d'identité. Comment faire en sorte de dominer notre identité sans se laisser dominer ? Comment être Belge en ce début de troisième millénaire alors qu'être Belge était autrement important pendant la Deuxième Guerre mondiale ou la Guerre froide. Aujourd'hui, c'est la notion de la citoyenneté qui devrait être promue au sein des nouveaux élus à commencer par la notion de loyauté envers le peuple qu'on représente. Si je respecte cette loyauté qui reprend l'ensemble des lois, des traditions et le respect des autres, personne ne m'empêchera ensuite d'entretenir des liens affectifs avec telle ou telle origine. J'ai le sentiment que les gens s'équilibrent mal dans ce jeu identitaire et ce rôle de formation incombe aux partis. A l'avenir, on devrait tous devenirs des citoyens indépendamment de nos origines respectives. Moi, par exemple, je garde ma nationalité d'origine mais je me sens parfaitement citoyen de la commune de Saint-Josse ou de la Région bruxelloise. »

Mohamed El-Baroudi sera inhumé ce mercredi (27/06/07) à 15h00 au cimetière de Saint-Josse. Il deviendra ainsi le premier adulte de confession musulmane à reposer en paix dans ce lieu. Hasard de la répartition des places, Baroudi occupera le terrain à l'extrême gauche du cimetière communale (parc 12) restant ainsi symboliquement fidèle jusqu'au bout à ses premiers amours politiques.